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Rebonds

Les gouvernements de gauche et de droite renâclent devant une refonte de la carte électorale.
Le suffrage n'est plus universel

Par Michel BALINSKI
mercredi 27 juillet 2005

Michel Balinski professeur
à l'Ecole polytechnique et directeur
de recherche au CNRS.



la démocratie, explique le Robert, est «[la] doctrine politique d'après laquelle la souveraineté doit appartenir à l'ensemble des citoyens... ; [l']organisation politique dans laquelle les citoyens exercent cette souveraineté». Les décisions récentes, des gouvernements de gauche et de droite, d'éviter toute refonte de la carte électorale prouvent le contraire : la démocratie française est devenue la doc-trine d'après laquelle la souveraineté appartient aux élus... ; l'organisation dans laquelle les élus exercent cette souveraineté. Les élus, ces compétiteurs exceptionnels qui sont à la fois les concurrents et les arbitres de la lutte électorale, conçoivent les règles du jeu pour préserver autant que possible le statu quo : que chaque circonscription reste ce qu'elle était pour maximiser les chances de son député actuel de remporter la prochaine élection. Ainsi le système électoral est redevenu une «comédie du suffrage universel», selon l'expression de Victor Hugo pour qualifier le système instauré par Louis Napoléon en 1852.

D'après l'article 2 de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, toujours en vigueur : «Il est procédé à la révision des limites des circonscriptions, en fonction de l'évolution démographique, après le deuxième recensement général de la population suivant la dernière délimitation.» La dernière délimitation (faite à partir du recensement de 1982) date de 1986, et il y a eu deux recensements depuis, en 1990 et 1999. D'après la loi, le gouvernement socialiste de Lionel Jospin aurait dû réviser le système avant les élections de 2002 : les droits des électeurs furent sacrifiés à l'autel de la commodité politique (sans doute était-il impossible de façonner un compromis avec le PC et les Verts). En 2003 le gouvernement UMP de JeanPierre Raffarin eut le temps de réformer trois modes de scrutin ­ pour les conseillers régionaux, les parlementaires européens et les sénateurs ­ mais pas celui concernant les députés. La promesse de l'ancien Premier ministre aux élus UMP, en septembre 2004, d'un redécoupage l'année suivante, vient d'être reportée sine die par le nouveau Premier ministre, Dominique de Villepin, «en liaison avec le ministre de l'Intérieur», avec l'approbation générale de ses alliés qui n'y voyaient que des inconvénients. Un député du Cantal expliqua qu'«un redécoupage, quand on a presque quatre cents députés, c'est sûr il y aura des morts». Bref, comme d'habitude, la convenance des élus relègue le droit des électeurs à l'oubli.

Il existe d'autres arbitres : les membres du Conseil constitutionnel. En livrant le 15 mai 2003 leurs «observations» formelles relatives aux dernières élections législatives, ils déclarèrent : «L'expérience des élections de 2002 laisse à penser que des améliorations législatives devraient intervenir. Il s'agit d'abord du découpage des circonscriptions électorales... Depuis [1982], deux recensements généraux... ont mis en lumière des disparités de représentation peu compatibles avec les dispositions combinées de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et des articles 3 et 24 de la Constitution. Il incombe donc au législateur de modifier ce découpage, comme il se prépare, semble-t-il, à le faire pour les élections sénatoriales.» L'exigence constitutionnelle est sans ambiguïté. Mais l'annonce récente que rien ne serait modifié ne provoqua du Conseil qu'une observation : «Si cela n'est pas fait avant les prochaines élections législatives, ce qui serait regrettable, cela devra être entrepris au lendemain de celles-ci.» Quel principe constitutionnel requiert l'égalité demain mais pas aujourd'hui ?

Que dire de l'égalité actuelle des électeurs en France quand il s'agit d'élire les membres de l'Assemblée nationale ? Il n'y en a pas. Pour voir pourquoi, il faut comprendre comment le mode de scrutin fonctionne. Au préalable, il faut répartir les 570 sièges de l'Assemblée entre les cent départements au prorata de leur population (il y en a 7 de plus pour les territoires) ; puis, une fois le nombre de députés d'un département connu, il faut découper une circonscription pour chacun. Ainsi, deux types de problèmes se présentent : répartir puis découper.

La répartition faite en 1985 (selon le recensement de 1982, par un gouvernement socialiste, quand il imposa la représentation proportionnelle au niveau des départements pour éviter les pertes anticipées aux élections de 1986) était déjà biaisée à l'époque car elle avait grossièrement surreprésenté les petits départements au préjudice des grands. Depuis 1982, l'évolution démographique a très sérieusement creusé les inégalités entre les habitants de tous les départements. Les chiffres les plus récents de l'Insee concernant les populations départementales datent de 2003. Par rapport à ces données, la situation est catastrophique. 23 départements sont sous-représentés, dont 5 de deux députés, 28 sont surreprésentés : ainsi 51 des 100 départements sont mal représentés (contre 49 selon le recensement de 1999). Une voix d'un habitant de la Lozère vaut plus que trois voix d'électeurs dans les Bouches-du-Rhône ; trois de la Saône-et-Loire équivalent à cinq de La Réunion ; trois de la Moselle ont le poids de quatre de la Haute-Garonne ; et ainsi de suite. Les 25 départements les plus peuplés (plus de la moitié de la population française) ont un député pour 114 512 habitants et les 25 départements les plus petits un député pour 80 220 habitants : c'est-à-dire, l'inégalité entre les plus et les moins peuplés est de 42,7 %, autrement dit cinq habitants des petits départements valent sept des grands. La répartition équitable (calculée selon la méthode de Sainte-Laguë) ne souffrirait que d'une inégalité de 1,6 %. Ces mesures d'inégalités proviennent seulement de la répartition des députés entre départements : le découpage les renforce.

Le découpage «Pasqua» de 1986, toujours d'actualité, avantagea nettement la droite. Les circonscriptions avaient des populations exagérément inégales dès le début, mais les aléas démographiques depuis le recensement de 1982 ont rendu cela grotesque. Les nombres d'habitants des circonscriptions actuelles ne sont pas disponibles : les inégalités sont certainement bien plus graves que celles basées sur le recensement de 1999. En 1999 la deuxième circonscription de la Lozère ­ la moins peuplée de France ­ recensait 34 374 habitants, la deuxième du Val-d'Oise ­ la plus peuplée de France ­, 188 200 habitants : l'inégalité était de 447,5 %, deux habitants de la première de ces circonscriptions pesaient autant que onze habitants de la seconde. Les inégalités entre habitants de différentes circonscriptions à l'intérieur d'un même département étaient aussi inacceptables. Dans le Var, la population de la première circonscription était de 73 946 habitants, celle de la sixième de 180 153, une inégalité de 143,6 %, deux habitants de la première comptaient presque autant que cinq de la sixième. Répertorier les tailles étonnamment différentes des circonscriptions en 1999 à travers la France ­ et elles ne peuvent qu'être encore plus disparates aujourd'hui ­ suffit à démontrer le caractère fondamentalement anticonstitutionnel du découpage actuel. Les inégalités entre les circonscriptions d'un département ne dépassent pas 10 % dans seulement douze des cent départements. Or, il est facile de dessiner des cartes électorales par ordinateur en limitant les inégalités à l'intérieur d'un même département à moins de 10 %, tout en respectant les critères qui avaient été exigés en 1986 : quelques mois d'efforts suffiraient à redécouper équitablement la France entière !

Que répondront les hommes politiques à cette constatation des inégalités flagrantes dans les poids des voix des électeurs en France ? Qu'un département ait un ou deux sièges de plus ou de moins, qu'une circonscription soit plus ou moins peuplée qu'une autre, que les populations urbaines soient sérieusement sous-représentées et les populations rurales grossièrement surreprésentées... tout cela n'a que peu d'importance. Car, diront-ils, les avantages des uns s'équilibrent avec les avantages des autres ; globalement, dans l'ensemble, «en moyenne», les élus du système correspondent bien aux sentiments des électeurs ; qu'après tout, la France a bien vu des alternances entre gauche et droite ; qu'en conséquence comment peut-on se plaindre du système ?

Ils oublient que le principe d'égalité du suffrage s'applique à l'électeur et non à l'élu ou à son parti ou à «la moyenne» des électeurs. Que la voix d'un seul habitant pèse cinq fois plus que celle d'un autre est anticonstitutionnel. Ils ignorent l'influence sur l'absentéisme de ces anciennes circonscriptions sclérosées : pourquoi voter quand un résultat est (presque) certain ? Ils tournent le dos à l'histoire, pleine de victoires si serrées qu'un basculement d'une poignée d'élus aurait transformé une majorité en une minorité : n'ont-ils plus le souvenir de 1986 quand Jacques Chirac rassembla une majorité de 291 députés contre une opposition de 286 ? Chaque augmentation, chaque diminution du nombre de députés d'un département compte... et aujourd'hui 56 transferts sont nécessaires. Il est évident que dans une France découpée en circonscriptions ayant des nombres d'habitants semblables les résultats des élections seraient différents : si ce n'était pas le cas, pourquoi les élus ne le font pas !

Le suffrage n'est pas universel. Le temps est venu d'établir un organisme entièrement indépendant des hommes politiques avec le pouvoir de formuler et faire respecter les règles de la compétition électorale. Aucune «modification à la marge» ne suffira : seule une refonte profonde pourra garantir un suffrage universel. Mais sans un suffrage universel réel il n'y a point de démocratie.

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