Rebonds
Les gouvernements de gauche et de droite renâclent devant une refonte de la carte électorale.
Le suffrage n'est plus universel
Par Michel BALINSKI
mercredi 27 juillet 2005
Michel Balinski professeur D'après l'article 2 de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, toujours en vigueur : «Il
est procédé à la révision des limites des circonscriptions, en fonction
de l'évolution démographique, après le deuxième recensement général de
la population suivant la dernière délimitation.» La dernière
délimitation (faite à partir du recensement de 1982) date de 1986, et
il y a eu deux recensements depuis, en 1990 et 1999. D'après la loi, le
gouvernement socialiste de Lionel Jospin aurait dû réviser le système
avant les élections de 2002 : les droits des électeurs furent sacrifiés
à l'autel de la commodité politique (sans doute était-il impossible de
façonner un compromis avec le PC et les Verts). En 2003 le gouvernement
UMP de JeanPierre Raffarin eut le temps de réformer trois modes de
scrutin pour les conseillers régionaux, les parlementaires européens
et les sénateurs mais pas celui concernant les députés. La promesse
de l'ancien Premier ministre aux élus UMP, en septembre 2004, d'un
redécoupage l'année suivante, vient d'être reportée sine die par le nouveau Premier ministre, Dominique de Villepin, «en liaison avec le ministre de l'Intérieur», avec l'approbation générale de ses alliés qui n'y voyaient que des inconvénients. Un député du Cantal expliqua qu'«un redécoupage, quand on a presque quatre cents députés, c'est sûr il y aura des morts». Bref, comme d'habitude, la convenance des élus relègue le droit des électeurs à l'oubli. Il existe d'autres arbitres : les membres du Conseil constitutionnel. En livrant le 15 mai 2003 leurs «observations» formelles relatives aux dernières élections législatives, ils déclarèrent : «L'expérience
des élections de 2002 laisse à penser que des améliorations
législatives devraient intervenir. Il s'agit d'abord du découpage des
circonscriptions électorales... Depuis [1982], deux
recensements généraux... ont mis en lumière des disparités de
représentation peu compatibles avec les dispositions combinées de
l'article 6 de la Déclaration de 1789 et des articles 3 et 24 de la
Constitution. Il incombe donc au législateur de modifier ce découpage,
comme il se prépare, semble-t-il, à le faire pour les élections
sénatoriales.» L'exigence constitutionnelle est sans ambiguïté.
Mais l'annonce récente que rien ne serait modifié ne provoqua du
Conseil qu'une observation : «Si cela n'est pas fait avant les
prochaines élections législatives, ce qui serait regrettable, cela
devra être entrepris au lendemain de celles-ci.» Quel principe constitutionnel requiert l'égalité demain mais pas aujourd'hui ? Que
dire de l'égalité actuelle des électeurs en France quand il s'agit
d'élire les membres de l'Assemblée nationale ? Il n'y en a pas. Pour
voir pourquoi, il faut comprendre comment le mode de scrutin
fonctionne. Au préalable, il faut répartir les 570 sièges de
l'Assemblée entre les cent départements au prorata de leur population
(il y en a 7 de plus pour les territoires) ; puis, une fois le nombre
de députés d'un département connu, il faut découper une circonscription
pour chacun. Ainsi, deux types de problèmes se présentent : répartir
puis découper. La répartition faite en 1985 (selon le recensement
de 1982, par un gouvernement socialiste, quand il imposa la
représentation proportionnelle au niveau des départements pour éviter
les pertes anticipées aux élections de 1986) était déjà biaisée à
l'époque car elle avait grossièrement surreprésenté les petits
départements au préjudice des grands. Depuis 1982, l'évolution
démographique a très sérieusement creusé les inégalités entre les
habitants de tous les départements. Les chiffres les plus récents de
l'Insee concernant les populations départementales datent de 2003. Par
rapport à ces données, la situation est catastrophique. 23 départements
sont sous-représentés, dont 5 de deux députés, 28 sont surreprésentés :
ainsi 51 des 100 départements sont mal représentés (contre 49 selon le
recensement de 1999). Une voix d'un habitant de la Lozère vaut plus que
trois voix d'électeurs dans les Bouches-du-Rhône ; trois de la
Saône-et-Loire équivalent à cinq de La Réunion ; trois de la Moselle
ont le poids de quatre de la Haute-Garonne ; et ainsi de suite. Les 25
départements les plus peuplés (plus de la moitié de la population
française) ont un député pour 114 512 habitants et les 25 départements
les plus petits un député pour 80 220 habitants : c'est-à-dire,
l'inégalité entre les plus et les moins peuplés est de 42,7 %,
autrement dit cinq habitants des petits départements valent sept des
grands. La répartition équitable (calculée selon la méthode de
Sainte-Laguë) ne souffrirait que d'une inégalité de 1,6 %. Ces mesures
d'inégalités proviennent seulement de la répartition des députés entre
départements : le découpage les renforce. Le découpage «Pasqua»
de 1986, toujours d'actualité, avantagea nettement la droite. Les
circonscriptions avaient des populations exagérément inégales dès le
début, mais les aléas démographiques depuis le recensement de 1982 ont
rendu cela grotesque. Les nombres d'habitants des circonscriptions
actuelles ne sont pas disponibles : les inégalités sont certainement
bien plus graves que celles basées sur le recensement de 1999. En 1999
la deuxième circonscription de la Lozère la moins peuplée de France
recensait 34 374 habitants, la deuxième du Val-d'Oise la plus peuplée
de France , 188 200 habitants : l'inégalité était de 447,5 %, deux
habitants de la première de ces circonscriptions pesaient autant que
onze habitants de la seconde. Les inégalités entre habitants de
différentes circonscriptions à l'intérieur d'un même département
étaient aussi inacceptables. Dans le Var, la population de la première
circonscription était de 73 946 habitants, celle de la sixième de 180
153, une inégalité de 143,6 %, deux habitants de la première comptaient
presque autant que cinq de la sixième. Répertorier les tailles
étonnamment différentes des circonscriptions en 1999 à travers la
France et elles ne peuvent qu'être encore plus disparates aujourd'hui
suffit à démontrer le caractère fondamentalement anticonstitutionnel
du découpage actuel. Les inégalités entre les circonscriptions d'un
département ne dépassent pas 10 % dans seulement douze des cent
départements. Or, il est facile de dessiner des cartes électorales par
ordinateur en limitant les inégalités à l'intérieur d'un même
département à moins de 10 %, tout en respectant les critères qui
avaient été exigés en 1986 : quelques mois d'efforts suffiraient à
redécouper équitablement la France entière ! Que répondront les
hommes politiques à cette constatation des inégalités flagrantes dans
les poids des voix des électeurs en France ? Qu'un département ait un
ou deux sièges de plus ou de moins, qu'une circonscription soit plus ou
moins peuplée qu'une autre, que les populations urbaines soient
sérieusement sous-représentées et les populations rurales grossièrement
surreprésentées... tout cela n'a que peu d'importance. Car, diront-ils,
les avantages des uns s'équilibrent avec les avantages des autres ;
globalement, dans l'ensemble, «en moyenne», les élus du système
correspondent bien aux sentiments des électeurs ; qu'après tout, la
France a bien vu des alternances entre gauche et droite ; qu'en
conséquence comment peut-on se plaindre du système ? Ils oublient
que le principe d'égalité du suffrage s'applique à l'électeur et non à
l'élu ou à son parti ou à «la moyenne» des électeurs. Que la voix d'un
seul habitant pèse cinq fois plus que celle d'un autre est
anticonstitutionnel. Ils ignorent l'influence sur l'absentéisme de ces
anciennes circonscriptions sclérosées : pourquoi voter quand un
résultat est (presque) certain ? Ils tournent le dos à l'histoire,
pleine de victoires si serrées qu'un basculement d'une poignée d'élus
aurait transformé une majorité en une minorité : n'ont-ils plus le
souvenir de 1986 quand Jacques Chirac rassembla une majorité de 291
députés contre une opposition de 286 ? Chaque augmentation, chaque
diminution du nombre de députés d'un département compte... et
aujourd'hui 56 transferts sont nécessaires. Il est évident que dans une
France découpée en circonscriptions ayant des nombres d'habitants
semblables les résultats des élections seraient différents : si ce
n'était pas le cas, pourquoi les élus ne le font pas ! Le
suffrage n'est pas universel. Le temps est venu d'établir un organisme
entièrement indépendant des hommes politiques avec le pouvoir de
formuler et faire respecter les règles de la compétition électorale.
Aucune «modification à la marge» ne suffira : seule une refonte
profonde pourra garantir un suffrage universel. Mais sans un suffrage
universel réel il n'y a point de démocratie.
à l'Ecole polytechnique et directeur
de recherche au CNRS.a démocratie, explique le Robert, est «[la] doctrine politique d'après laquelle la souveraineté doit appartenir à l'ensemble des citoyens... ; [l']organisation politique dans laquelle les citoyens exercent cette souveraineté».
Les décisions récentes, des gouvernements de gauche et de droite,
d'éviter toute refonte de la carte électorale prouvent le contraire :
la démocratie française est devenue la doc-trine d'après laquelle la
souveraineté appartient aux élus... ; l'organisation dans laquelle les
élus exercent cette souveraineté. Les élus, ces compétiteurs
exceptionnels qui sont à la fois les concurrents et les arbitres de la
lutte électorale, conçoivent les règles du jeu pour préserver autant
que possible le statu quo : que chaque circonscription reste ce qu'elle
était pour maximiser les chances de son député actuel de remporter la
prochaine élection. Ainsi le système électoral est redevenu une «comédie du suffrage universel», selon l'expression de Victor Hugo pour qualifier le système instauré par Louis Napoléon en 1852.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=313673